L’école sans écrans de la Silicon Valley, mythe ou réalité ? 

Une réalité

Cette école existe bien, il s’agit de la “Waldorf School of Peninsula” qualifiée  “d’école sans ordinateur” par le New-York Times dans un article de 2011. Les employés des géants de la Silicon Valley y scolariseraient leurs enfants, je mets le conditionnel car l’école compte 9 classes, donc seule une petite partie d’entre eux peuvent être concernés. 

En France le premier à en avoir parlé semble être Bernard Stiegler dans « Ecran global » un reportage d’Anne-Sophie Lévy-Chambon, diffusé sur France 5 en 2014 qui explique que ces écoles existent partout dans le monde et affirme que si les pontes de la Silicon Valley y mettent leurs enfants c’est évidemment parce que, conscients des dangers de ce qu’ils produisent, ils en protègent leurs enfants. S’ensuit un court reportage dans une école Steiner de la région parisienne qui fleure bon l’ancien temps et vante le développement des 5 sens des enfants via le travail du bois et le tricot. Malgré un débogage de Xavier de La Porte en 2017, cette histoire en partie vraie continue de faire autorité dans la lutte contre les méfaits des écrans.  

Un mythe, ou plutôt un mensonge par omission

Donc cette école existe, c’est une réalité, fin de l’histoire ? En fait, le souci réside plutôt dans la façon dont cela est mis en scène et expliqué…

On a bien des cadres de la Silicon Valley qui choisissent une école coûteuse et atypique pour leurs enfants. Est-ce vraiment parce qu’il n’y a pas d’écran ? Peut-être… mais ce n’est pas du tout certain, ce qui l’est par contre c’est que cela ne pénalisera pas ces enfants qui ont tout ce qu’il faut à la maison pour compenser.

Par contre, ce qui n’est jamais dit, ni dans les articles, ni dans les reportages, ni sur les sites des écoles Steiner c’est la raison de fond qui conduit ces écoles à écarter, non seulement les ordinateurs mais plus largement la technologie.

Les écoles Steiner-Waldorf appartiennent à une organisation, l’anthroposophie, surveillée en France pour dérives sectaires. Il s’agit selon ses adeptes d’une “science de l’esprit” ou d’une “philosophie de vie”, en réalité on est plutôt dans une doctrine ésotérique qu’on peut considérer comme une religion. Elle comporte des croyances avec toute une cosmogonie : des anges, des gnomes, des ondines, des démons… différents plans spirituels, un principe de hiérarchisation des races, des réincarnations successives, des influences du cosmos… Les pédagogues Steiner se défendent de transmettre l’anthroposophie aux élèves mais tous les principes pédagogiques et les rituels de la vie de l’école sont issus de la doctrine.

Revenons aux écrans… ils sont proscrits de ces écoles parce que c’est de la technologie et donc qu’ils sont habités par le démon Ahriman ! 
Le démon Ahriman éloignerait les hommes de leur spiritualité en favorisant la “superstition scientifique”, le matérialisme et l’intellectualisme. La vie intellectuelle et les savoirs sont effectivement jugés dangereux, il faut leur préférer l’intuition qui vient directement des mondes spirituels.
Vous conviendrez que dans un cadre scolaire, cette façon de considérer les choses est pour le moins déplacée. C’est probablement pour cela que les présentations grand public des écoles Steiner-Waldorf ne mentionnent jamais clairement ces fondements, directement issus de la clairvoyance de Steiner qui était omniscient : il connaissait tout du passé, du présent et de l’avenir grâce à ses contacts avec les mondes spirituels. 

Au XIXe siècle, la science a découvert que notre système nerveux était parcouru par des forces électriques. Elle avait raison. Mais lorsqu’elle a cru, lorsque les chercheurs croient que la force nerveuse qui fait partie de nous, qui est la base de notre vie mentale, a quoi que ce soit à voir avec des courants électriques, ils ont tort. Car les courants électriques sont les farces qui ont été déposées en nous par cet être que je viens de décrire, ils ne font pas du tout partie de notre être : nous portons effectivement aussi des courants électriques en nous, mais ils sont purement de nature ahrimanienne. Ces entités hautement intelligentes, mais d’une intelligence purement méphistophélique, et d’une volonté plus apparentée à la nature que cela ne peut être dit de la volonté humaine, ont décidé un jour, de leur propre volonté, de ne pas vouloir vivre dans le monde auquel les dieux pleins de sagesse de la hiérarchie supérieure les avaient destinées à vivre.

Source : “Derrière le voile des événements” de Rudolf Steiner aux édition Triades (p 79)

Alors, comment comprendre l’apparent antinomisme entre être cadre d’une entreprise de la Silicon Valley et adhérer, plus ou moins consciemment, à l’idée d’une scolarisation de ses enfants dans une école relevant d’une doctrine ésotérique anti-technologie ?
Cela peut être ce qui est avancé par le mythe, c’est-à-dire une volonté de protéger ses enfants, mais cela peut aussi relever de l’ignorance de la réelle nature des écoles Steiner-Waldorf, du souhait de recourir à une école alternative coûteuse réservée à une élite ou encore venir d’une grande compatibilité de la nébuleuse new-age, dont l’anthroposophie fait partie, avec la cybernétique, le transhumanisme et le marketing digital très présents dans la Silicon Valley.

Dans tous les cas, les parents cadres de la Silicon Valley ne sont ni des exemples à suivre absolument ni des parents fondamentalement différents des autres, ils veulent le meilleur pour leurs enfants, ce qui est somme toute très banal. N’oublions pas non plus que des personnes ayant une solide formation scientifique peuvent tout à fait se retrouver embarquées dans des croyances dangereuses pour elles et leurs enfants ; ainsi Steve Jobs est mort d’un cancer à 56 ans parce qu’il a voulu se soigner avec des remèdes illusoires.

Une instrumentalisation de la part d’une organisation sectaire

Ce qui est certain, c’est que cette histoire de l’école sans écrans de la Silicon Valley arrange bien l’anthroposophie qui, pour des raisons spirituelles et/ou financières, l’utilise et la met en avant tout en surfant avidement sur tous les discours anti-écrans.

On ignore si le récit émane directement d’une intention de l’anthroposophie ou si elle a juste saisi une occasion qui s’est présentée, mais le résultat est le même. Ce n’est pas un hasard par exemple si l’on retrouve le documentaire “Écran global” cité plus haut, diffusé sur la chaîne Youtube de l’école Steiner “Perceval” et l’émission “Envoyé spécial” de septembre 2020 sur le site officiel de la Fédération Steiner-Waldorf française
L’organisme anthroposophe de lobbying européen, Eliant, a lancé en 2020 une pétition contre les écrans numériques dans les lieux d’éducation, on peut raisonnablement penser que l’immense majorité des signataires ignoraient ce qu’est Eliant et que cette pétition serait utilisée pour vanter le travail d’influence de l’anthroposophie auprès des instances européennes.  
Les anthroposophes ont également publié un ouvrage, plutôt axé sur les dangers de la télévision, “L’enfant face aux écrans” de Rainer Patzlaff traduit en français en 2014 et ils ont même leur propre documentaire anti-écrans “Kids on Tech” (2021) réalisé par Pierre Laurent qui est aussi président du conseil d’administration de l’école Steiner-Waldorf de la Silicon Valley… la boucle est bouclée ! 

Une nécessaire vigilance avec les enfants

Il ne faut pas perdre de vue que les écoles Steiner, comme d’autres qui cherchent à endoctriner leurs élèves (les écoles St Pie X par exemple), craignent ce qui vient de l’extérieur et risquerait de trop remettre en question leur doctrine. Donc Internet, mais aussi plus largement l’éducation aux médias et à l’esprit critique, sont assez logiquement écartés de ces écoles particulières.

Quand on parle de “diabolisation” des écrans, on est bien au cœur du problème. De nombreux “militants anti-écran”, qu’ils soient ou non directement reliés à l’anthroposophie, portent très souvent des discours anti-technologie très teintés d’irrationnel, de croyances et de justifications pseudo-scientifiques. Considérer les écrans comme étant responsables de tous les maux et les opposer de façon manichéenne à la “vraie vie”, au contact avec la nature… peut vite mener à du n’importe quoi.

Les associations qui proposent des interventions et des défis sur ce sujet doivent être regardées de très près avant d’être sollicitées pour animer des séances avec des enfants ou des jeunes.
S’interroger avec ses élèves sur notre rapport aux objets numériques est une excellente idée mais il faut être très au clair avec l’état des recherches (très différent de ce qu’on voit mis en avant dans les médias) et sur les nombreux mythes liés aux écrans qui circulent sur l’addiction, la dopamine, l’autisme… Cela évitera de faire venir des désinformateurs dans les classes ou de travailler avec une “coach de vie en transition énergétique” qui n’a rien à faire dans une école, on a pourtant vu tout cela, récemment, dans  le documentaire “Et si on levait les yeux” diffusé sur LCP. 

Vous trouverez ci-dessous une série de liens sur cette question, n’hésitez pas à en solliciter d’autres sur des points précis dans les commentaires ou sur mes réseaux sociaux. 

Pour conclure, si vouloir mettre son enfant dans une école sans écrans peut sembler être une bonne idée, les confier à une organisation sectaire est assurément TRÈS DANGEREUX ! 

Merci à Bertrand Formet qui m’a donné l’idée d’écrire cet article et fourni de nombreux éléments utiles pour la rédaction.

Des ressources pour aller plus loin  

À propos de l’école sans écrans de la Silicon Valley

À propos du new-age dans la Silicon Valley

À propos d’Ahriman 

À propos de l’anthroposophie et des écoles Steiner-Waldorf 

À propos des écrans, mythes, paniques morales et état de la recherche