Le syndrome de manque de nature : une tautologie

Cet article est critique mais il ne remet absolument pas en question le fait qu’il y a des bienfaits avérés, tant par de nombreuses études scientifiques que par nos expériences personnelles, à fréquenter des lieux de nature. Emmener les enfants dehors, les inciter à sortir davantage, leur faire découvrir la nature, y compris dans un cadre scolaire, est évidemment une excellente idée.

Ce qui est discutable à mon sens, et que je vais tenter de montrer ici, c’est de vouloir justifier cela avec un concept médical inapproprié qui est repris sans recul ni esprit critique par de nombreuses organisations en France au nom de l’Écologie.  

En effet, on retrouve très souvent le “syndrome de manque de nature” (SMN), parfois présenté comme étant un enjeu de santé publique, comme argument justifiant d’emmener davantage les enfants dehors. De nombreuses organisations, associations, collectifs… créateurs d’écoles alternatives, partenaires de l’École ou d’éducation populaire le mettent en avant alors que c’est largement fallacieux, comme nous allons le voir, et surtout totalement inutile : il existe plein de bons arguments qui mettent tout le monde d’accord sur les bienfaits de proposer aux enfants des activités nature, sans avoir besoin d’en inventer un.

De quoi s’agit-il ? 

Le « syndrome de manque de nature » concept popularisé depuis 20 ans par Richard Louv, un journaliste américain, est l’idée selon laquelle les êtres humains, en particulier les enfants, passent moins de temps à l’extérieur que par le passé, et la croyance que ce changement entraîne un large éventail de problèmes de santé et de comportement. Ce terme n’est pas reconnu officiellement comme un diagnostic médical et ne figure dans aucun manuel de référence tel que la CIM-10 ou le DSM-5.

Il est important de noter que l’utilisation du mot « syndrome » dans ce contexte est inadaptée. En médecine, un syndrome désigne un ensemble de symptômes et de signes cliniques qu’un patient présente simultanément lors de certaines maladies ou dans des circonstances cliniques d’écart à la norme. Or, dans le cas du « syndrome de manque de nature », il n’existe pas de liste précise et reconnue de symptômes spécifiques. Si on se fie au concept original sans traduction “nature deficit disorder”, on a aussi cette dimension médicale dans “disorder” qui se traduit littéralement par “trouble”. 

Normalement, c’est la conjonction de plusieurs symptômes qui caractérise un syndrome, pour le SMN on a l’inverse, un fourre-tout qui expliquerait chaque “symptôme” dont Richard Louv ne donne pas précisément la liste mais qu’il égrène tout au long de son ouvrage et que chacun peut compléter à sa guise. On a par exemple : l’obésité, le stress, la myopie, le TDAH, les maladies cardio-vasculaires, le diabète, la dépression…      

Richard Louv se défend de considérer le “syndrome de manque de nature” comme relevant du médical mais ses écrits en parlant de prévention, de soins et de thérapies “par la nature” ainsi que de pathologies créées ou aggravées par “le manque de nature”, permettent de douter de sa bonne foi à ce sujet.

(Sources : Wikipedia en anglais & “Une enfance en liberté – Protégeons nos enfants du syndrome de manque de nature” de Richard Louv aux éditions Leduc) 

Un concept controversé

Le SMN ne bénéficie d’aucune reconnaissance médicale officielle, l’utilisation du terme « syndrome » est particulièrement problématique, car il suggère un ensemble de symptômes cliniquement définis, ce qui n’est pas le cas ici, il en est de même pour “disorder” en anglais qui désigne un trouble sans preuves scientifiques solides pour étayer son existence en tant qu’entité médicale distincte. 

Le SMN est davantage une théorie, développée par Richard Louv, en dehors de son champ de compétence, via une accumulation de réflexions personnelles, d’anecdotes, de témoignages et d’études scientifiques (non ou mal citées) éclairant un point ou un autre de sa tentative de démonstration via la technique du “cherry picking” qui consiste à chercher les références qui appuient des propos sans s’attacher à la présence ou non d’un consensus scientifique solide. 

Richard Louv estime que les effets du SMN sur nos enfants auront “de profondes implications, non seulement pour la santé des générations futures, mais aussi pour la santé de la Terre elle-même”. Dans son ouvrage fondateur, à partir d’une vision largement fantasmée de souvenirs d’enfance dans la nature, il déplore les évolutions de notre mode de vie qui font que les enfants sortent moins et en déduit que toutes les évolutions néfastes de notre société découlent de ce “manque de nature” qui rendrait les enfants “malades”.
Il affirme pêle-mêle que le système scolaire, les médias et les parents, pourtant bien intentionnés, effraient les enfants pour les décourager d’aller dans les bois en préférant les scotcher devant des écrans, que la santé mentale, physique et spirituelle des enfants dépend de leurs contacts avec la nature, que la nature est plus efficace que la Ritaline et même les TCC (thérapies cognitives et comportementales) pour soigner le TDAH, qu’il est dommageable qu’aujourd’hui les jeunes aient une perception hyperintellectualisée des autres animaux en se basant sur la science plutôt que sur le mythe ou la religion, que les organisations chrétiennes qui militent contre l’avortement ne devraient pas s’inquiéter de la connexion avec la nature car elle serait compatible avec leur foi… et moult autres considérations qui vont de l’évidence à l’étrangeté totale.
Il me semble probable que la majorité des organismes français d’éducation à la nature promouvant le syndrome de Richard Louv n’ont pas pris la peine de lire son livre, sinon ils seraient, je l’espère, plus circonspects… 

La thèse du SMN est peu discutée probablement parce qu’elle renferme de nombreux éléments qui relèvent du bon sens et sont au moins en partie vrais, donnant un sentiment de légitimité à l’ensemble. Seule Elizabeth Dickinson, professeure de communication d’entreprise, critique l’approche de Louv. Elle attribue les problèmes décrits par Richard Louv non pas au manque d’enfants à l’extérieur ou dans la nature, mais à la “psyché et aux pratiques culturelles dysfonctionnelles des adultes« . Selon elle, “en l’absence d’un examen culturel plus approfondi et de pratiques alternatives, le trouble du déficit de nature est un diagnostic erroné – un discours environnemental contemporain problématique qui peut occulter et maltraiter le problème” (source : The Misdiagnosis: Rethinking ‘‘Nature-deficit Disorder’’ par Elizabeth Dickinson).

En résumé, elle explique que passer plus de temps dans la nature n’est pas en soi une solution suffisante pour changer les relations humain-nature, elle critique la métaphore du diagnostic médical et l’instrumentalisation du TDAH et préconise une approche culturelle critique en s’attachant davantage à la psyché et aux aspects émotionnels et en s’appuyant sur l’écopsychologie (sic). Elle trouve l’approche de Louv trop “scientifique” (re-sic) et préférerait la promotion de techniques de communication de la connexion humain-nature comme l’expérience sensuelle, l’émerveillement, la co-présence, les conversations éco-culturelles et connectives (source : “Ecocultural Conversations: Bridging the Human-Nature Divide through Connective Communication Practices”). Il faudrait, selon elle, plutôt réfléchir longuement et sérieusement à la nature que nous portons dans nos têtes.
Inutile de préciser que je ne suis pas davantage convaincue de la pertinence de ces propositions alternatives concernant l’éducation à la nature mais c’est, hélas, la seule critique argumentée que j’ai pu trouver… 

Une mise en avant approximative et opportuniste

Comme indiqué plus haut, le SMN est très sollicité pour justifier des actions en faveur de l’écologie auprès des enfants. Par exemple, l’association FRENE “Réseau français d’éducation à la nature et à l’environnement” a publié un document de 30 pages sur le SMN et proposé un atelier de présentation aux RICD (rencontres internationales de la classe dehors) 2023 à Poitiers. A priori sérieuse, cette organisation a produit une variante synthétique du travail de Richard Louv, faisant la part belle au cherry picking (la partie sur les écrans est notamment typique), pour ensuite amener les participants à leur atelier vers une réflexion tout à fait pertinente et adaptée sur les façons d’œuvrer pour faciliter et susciter des activités dehors pour les enfants. 

C’est quand même dommage de s’être donné, pour rien, la peine de rédiger un document inutile et peu sérieux et aussi de donner le sentiment que le SMN serait scientifiquement reconnu, via cet atelier et aussi une “conférence théâtralisée”, qui met en scène le personnage fictif de “la très reconnue professeur Lana Tursoigne” qui affiche l’objectif de “rendre accessible des études scientifiques liées aux bienfaits de la nature sur notre santé psychique et physique à un large public”. 

Même si les intentions sont sans aucun doute louables, cela démontre le manque de sérieux et de recul critique de FRENE. 

Une tautologie

On ne peut que constater que le “syndrome de manque de nature” est au fond une tautologie, c’est-à-dire une proposition toujours vraie quelle que soit la valeur de vérité de ses composants.
En effet, si tous les enfants souffrent du manque de nature, parce qu’ils vont moins dans la nature que les enfants d’avant, ils ne vont donc pas bien et iront mieux si on les met davantage dans la nature… CQFD sauf qu’on n’a répondu à aucun enjeu en faisant cela, Richard Louv a, au mieux, donné des éléments, plus ou moins convaincants, qui sont de l’ordre du constat. 

Tous les enfants, ou presque, souffriraient par défaut du SMN, le remède ce sont les ateliers/activités/sorties nature, d’où la mise en avant systématique de cette thèse avec l’idée que si elle n’est pas totalement exacte ce n’est pas bien grave puisque de toutes façons c’est pour promouvoir quelque chose de bien : la Nature !  

On est encore et toujours sur UNE cause responsable de TOUS les maux ou presque qui va suggérer une solution universelle simpliste et illusoire.

Alors on fait quoi ? 

Au lieu de se référer à une thèse fumeuse qui date d’il y a 20 ans, on regarde ce qui existe de sérieux et d’actuel sur le sujet, par exemple le rapport de l’HCFEA d’octobre 2024 ”Quelle place pour les enfants dans les espaces publics et la nature ?”. Ce rapport cite en passant, sans le remettre en question (dommage) le SMN mais il produit une analyse large, sociétale, multi-factorielle sans se limiter au “manque de nature”. Il propose des stratégies concrètes pour que les enfants aient une place dans les espaces publics et la nature, une place qui les incite à sortir, qui assure leur sécurité et leur participation active à notre société.

Il préconise un meilleur partage de l’espace public en multipliant les voies cyclables, en piétonnisant davantage les rues, notamment aux abords des écoles, en développant les activités artistiques et culturelles hors les murs, en favorisant les classes de découvertes et en développant “la ville verte du quart d’heure” : c’est à dire rendre accessible un espace naturel à moins de 15 minutes à pied.
Là on est sur des propositions concrètes à soutenir, réclamer, décliner. 

On n’est pas juste dans un “on va apprendre aux enfants à se reconnecter avec la nature” mais dans “quelle place est-on prêt à leur laisser, vraiment ?”

Pour conclure

Je proposerais bien la création du “syndrome de manque d’esprit critique”, qui expliquerait comment toutes ces croyances pseudo-scientifiques mélangeant du vrai et du faux sont présentées aux éducateurs et aux enseignants, via des organismes peu regardants et complaisants comme étant sérieuses, fondées et scientifiques… Je proposerais ensuite comme remède d’apprendre à faire preuve de recul critique en refusant d’accepter, sans le questionner, tout ce qui va dans notre sens.

Mais, comme je ne voudrais pas me lancer dans la création d’un énième concept fumeux, je me contenterais de vous recommander la lecture de la fiche sur l’écopsychologie et des autres articles de ce site.